La profession de pilote d’essais : Largages de charges et tirs de missiles (partie 2)

Toutes les charges largables en vol doivent par définition s’écarter de façon sûre de l’avion porteur au moment du largage.

Or, en fonction des conditions de vol et de sa configuration aérodynamique (avec d’autres charges extérieures) il y a autour de l’avion porteur, du fait de la vitesse et donc du déplacement de la masse d’air, un champ aérodynamique aux alentours immédiats de la structure souvent très perturbé.

Tirs de missiles et Largage de charges en Vol

Le premier effet est qu’une charge larguée peut, en quittant l’avion porteur, avoir une trajectoire telle qu’elle peut venir frapper soit la structure, soit les autres charges externes présentes. Ce n’est pas une hypothèse d’école, beaucoup d’avions d’armes se sont écrasés à la suite de tels phénomènes.

C’est donc une phase potentiellement dangereuse qu’il convient de baliser pas à pas sur l’avion final. Par exemple sous Mirage F1, le champ aérodynamique sous le fuselage est extrêmement perturbé à grand vitesse, phénomène aggravé par la sortie des aérofreins. Des ailettes de missiles accrochés en ventral ont été détruites en vol uniquement par les vibrations induites des filets d’air… on imagine les risques associés au tir de ces missiles dépourvus de ses gouvernes.

Nous ne parlerons même pas des bombes guidées toujours utilisées en opérations qui, au début de leur mise au point, à peine larguées, remontaient sous le fuselage du Mirage F1 du fait d’un centre de gravité mal positionné; la mise au point fut longue et coûteuse.

Pour ne pas risquer la perte d’un avion et de son équipage, Il convient donc, et nous le comprenons bien, de baliser pas à pas tout le « domaine de largage ou de tir » d’une charge donnée, dans toutes les configurations demandées.

Allumage du moteur du missile (Martel ) début de la séparation d'avec l'avion.
Missile ARMAT AS37 en vol d’emport sur un MF1 EQ et deux réservoirs largables de 1200 litres

Pour ces essais, la précision du pilote d’essais dans le respect des paramètres de vol demandés pour valider des conditions de largage ou de tir est tout simplement vitale. Si aujourd’hui, les moyens de calcul et les simulations sophistiquées permettent d’anticiper à peu près ce que devrait être le comportement de la charge au moment du largage,  il n’en reste pas moins que pour valider un modèle il convient de lui donner les bonnes informations. Au début on a que la soufflerie et le calcul, ensuite on peut recaler le modèle avec les résultats d’essais en vol.

Parfois les conditions demandées sont telles que plusieurs passes de répétition sont nécessaires. Je me souviens d’un vol en M2000 où le point demandé pour tirer des missiles « Magic » était de réunir les paramètres de vol suivants : 250 Kts de vitesse , 4G de facteur de charge et 19 degrés d’incidence; comme chacun de ces paramètres interagit sur les autres on peut en comprendre la difficulté.

Différents systèmes sont utilisés pour « larguer » une charge. Pour les missiles propulsés nous avons le tir sur rail. C’est-à-dire que la mise à feu du moteur de séparation se fait alors que le missile est sur son rail d’arrimage et de lancement : lors du tir, le missile est guidé sur quelques centimètres; c’est le cas des missiles tels que Magic, super 530, AS30 etc..)

Il y a également le « drop and lit » – « Largué et allumé » – favori des américains. C’est-à-dire que les missiles sont largués, puis, une fois à distance de l’avion tireur, arrive la séquence de mise à feu du moteur (En France, c’est le cas de missiles air/mer AM39). Des éjecteurs à air ou à charge pyrotechnique sont aussi présents (exemple du pylône tri-bombe du Rafale). Bref, il y a une panoplie complète de tout ce qui peut se faire en la matière.

Des caméras à très grande cadence sont installées dans l’avion porteur afin d’analyser finement la trajectoire initiale de la charge, tant qu’elle se trouve dans le champ aérodynamique perturbé autour de l’avion.
Intégrer et mettre au point ces caméras sur l’avion porteur présente un  gros chantier long et coûteux. Une autre option consiste à intégrer ces caméras dans un réservoir largable modifié qui peut être monté indifféremment sur n’importe quel avion porteur compatible.
Si ces caméras sont intégrées dans des réservoirs largables modifiés, il faut être bien conscient que l’on ne valide que la configuration réelle où les mêmes réservoirs de pétrole sont présents car sans ces réservoirs le champ aérodynamique local est différent.

Un avion accompagnateur est souvent utilisé comme avion de « sécurité ». Lorsqu’il est difficile de prévoir la trajectoire de la charge et qu’un incident se produit lors du largage ou du tir, le pilote accompagnateur peut venir inspecter l’avion tireur et aider le pilote de l’avion endommagé à prendre les bonnes décisions car les dégâts occasionnés sont rarement visibles par le pilote de l’avion tireur.

Missile quelques dixièmes de seconde après le tir de la maquette

Dans la mise au point d’une arme propulsée, il arrive d’avoir une explosion du moteur juste après sa mise à feu ou que ce dernier prenne une trajectoire aberrante et dangereuse pour l’avion tireur.. .

Une explosion du propulseur en phase d’essais s’est produite littéralement sous mon nez en tirant un prototype de missiles S530, à partir d’un avion Vautour N. Mon ami expérimentateur, Roland Subhi, qui procédait à partir de la place arrière à la mise en œuvre du système d’enregistrement, s’en souvient encore… trente ans après.

L’auteur aux commandes du Vautour 2N no:304 modifié pour emporter le nouveau radar du M2000 et qualifier en vol les premiers moteurs de propulsion du Missile Matra S530

Pour ne pas rendre ces essais de largage et séparation trop onéreux, on utilise des « bûches » qui sont des charges identiques en forme, masse, centrage et moments d’inertie car les charges réelles seraient beaucoup trop coûteuses.

L’ouverture d’un domaine de vol pour le tir des armes et le largage des charges est un processus long et délicat dans la mise au point d’un système d’armes d’un avion de combat car il est fondamental pour la survie de la machine et de l’ équipage. Comme pour les vols de développement de l’avion de base, l’utilisation de la salle d’écoute (ou “de conduite d’essais”), utilisant les données transmises par télémesure et dialoguant en temps réel avec le pilote ainsi qu’avec les organismes de guidage et de contrôle de la circulation aérienne, contribue de façon majeure à la sécurité et à la conduite de l’essai.

Dans certains cas il peut y avoir une interaction entre les gaz brûlés du moteur de propulsion de missiles et le moteur de l’avion tireur.
En effet le sillage d’un moteur de missiles est composé de gaz chauds et pauvres en oxygène qui peuvent provoquer une « asphyxie »  du moteur de l’avion tireur, voire in fine son extinction; des phénomènes semblables peuvent apparaître également lors de tir au canon.

Ce dysfonctionnement se traite le plus souvent par la réalisation d’un dispositif qui réduira le besoin en oxygène du moteur au moment du tir, c’est ce que l’on appelle un appauvrisseur de tir.
La mise au point et la validation de ce dispositif prendra du temps et demandera des vols avec un pilotage extrêmement précis.

La mise au point du système d’armes final

Maintenant que les capteurs, les sous-systèmes et le domaine de largage sont au point et balisés, il faut désormais valider le système d’armes sur l’avion choisi.

En premier lieu, des bancs d’intégration au sol servent à mettre au point les protocoles d’échange d’information entre les composants du système (capteurs et calculateurs associés). Le pilote d’essais commence à se familiariser au sol, grâce à ces bancs, avec le fonctionnement global du système. Son rôle à ce moment est surtout de commencer à vérifier que l’interface homme machine est bien défini.

Avec le stress du vol en opération, l’environnement hostile, la vitesse à laquelle les différentes phases du vol se déroulent, cet interface doit être parfaitement compréhensible  et évident a l’emploi: le pilote n’a pas le droit à l’erreur car en opération  une seule passe est possible. C’est là que le pilote d’essais doit apporter toute l’expérience opérationnelle qu’il a pu acquérir dans sa vie précédente de pilote de combat. Qui n’a pas pesté car il n’a pu, du premier coup, mettre en œuvre les chaînes de son poste de télévision ou les fonctions de son ordinateur du fait d’une mauvaise interprétation ou de la piètre qualité des informations qu’on lui présente: il est tout simplement inimaginable qu’un pilote opérationnel soit confronté à ce cas de figure.

Essais au sol avant vol..Tir de roquettes a partir d’un mirage F1

Après la prise en main et la compréhension du système au sol, le pilote part en vol et se retrouve dans les conditions réelles de l’emploi. A lui d’imaginer le stress de l’opération réelle, de se mettre dans la peau d’un pilote de combat « standard » et alors seulement il peut juger de la qualité et de la pertinence des informations présentées pour demander  les modifications nécessaires en vue de présenter à l’équipage uniquement les  informations vraiment utiles.

A lui également de placer l’avion dans des conditions de combat réelles pour voir si les informations présentées restent exploitables. Il doit savoir prendre des avis complémentaires tout en restant « cohérent ». Il va enfin suivre une phase de validation du système où des vérifications du bon fonctionnement de l’ensemble se feront par des tirs et mises en fonctionnement réels de tous les équipements.

La technologie des composants évoluant très vite rend inévitablement la maturation de l’avion très longue: elle se fera donc par phases qui s’étalent au long des années pour cet avion de combat qui sera livré avec des configurations du système d’armes évolutives et l’on parlera de « standard logiciel » 1,2 ou 3 et plus qui définiront à chaque fois le périmètre des capacités de l’avion.

Bien sûr un avion au niveau de logiciel 1 pourra passer à l’occasion d’un chantier plus ou moins long au standard supérieur. Il peut arriver aussi que la mise en œuvre de certaines configurations ou capacités nouvelles remettent en cause des points que l’on croyait acquis, comme par exemple les qualités de vol, qui nécessiteront alors un complément de développement.

L’Interface Homme Machine (IHM) ou Man Machine Interface (MMI)

Un élément très important du système d’armes sont les commandes mises à la disposition du pilote qui en plus du pilotage de base de sa machine doit activer le système d’armes.

Depuis quelques années, le concept qui veut que le pilote ne lâche ni le manche ni la manette des gaz pour mettre en œuvre les phases délicates de son système d’armes est acquis (3M « Mains sur Manette et Manche »). Les anglo-saxons appellent cela le concept « Hotas » (Hands On Throttle And Stick). Les avions de combat modernes peuvent à la fois remplir la mission de police du ciel, celle d’attaque au sol ainsi que celle d’acquisition du renseignement qu’il soit optique ou électromagnétique.

Le lecteur peut aisément concevoir que la configuration de l’avion évolue en fonction du type de mission. On rajoute ou pas des réservoirs supplémentaires, on met en place des missiles air/air et des armes air/sol, un Pod d’acquisition et de suivi de cible au sol, un Pod de reconnaissance photo etc.

Vol pour essais de largage de réservoir supplémentaire celui en position ventrale avec les marquages de lignes noires la caméra sous le nez et le bidon droit logeant des caméras

Par contre il faut bien comprendre que toutes les missions que l’avion peut remplir au travers des différentes fonctions du système d’armes doivent être commandées par le pilote et que dans ce cas les boutons et commandes placées sur la poignée de pilotage et sur la manette de gaz ne peuvent être multipliés à l’infini et doivent ainsi être multiplexés.

Là le rôle du pilote d’essais est fondamental : il doit faire appel non seulement à toute son expérience mais il doit également se projeter dans le futur, ce qui n’est jamais facile. L’interface homme machine dans le monde du numérique où les écrans, commandes et contrôles sont multiplexés, est difficile à définir et à établir.

Je me rappelle d’une expérience très enrichissante de ce point de vue  dans la fin des années 80 ou je me suis rendu à Valence dans l’entreprise Crouzet afin d’y mettre au point les commandes du système d’armes de l’hélicoptère de combat Sud Africain Rooivalk. Nous sommes partis du moulage de la commande du cyclique de l’hélicoptère Super Puma, puis j’ai demandé un moulage inversé pour mettre en place le collectif (main gauche) et, avec  Trevor Ralston le pilote d’essais de cet hélicoptère, nous avons fait de la pâte à modeler pendant 3 jours à partir de formes de boutons et commandes  déjà existantes et avons défini toutes les commandes en demandant également le développement de nouveaux boutons de contrôle.

Quelques mois après nous sommes revenus pour une première évaluation des résultats de notre première visite et nous étions satisfaits à 80 %. Nous avons passé la majeure partie de notre temps restant  à définir les lois d’efforts pour chaque bouton c’est-à-dire définir les pressions à exercer sur chacun d’entre eux.

Ceci pour dire que l’expérience est fondamentale en matière d’interface homme machine. Une des clefs du succès de la mission est bien que le ou les pilotes puissent mettre en œuvre le système de façon aisée et sans commettre d’erreurs car ils n’ont que très peu de temps pour l’action et ne pourront pas la recommencer.

A l’époque où les systèmes étaient de type analogique, les avions de combat dont la mission était compliquée, volaient en équipage à deux: un pilote et un officier système. Cela se comprenait fort bien quand la fonction navigation à elle seule monopolisait beaucoup de ressources…

Les exemples sont multiples en France avec le Vautour pour la chasse et le bombardement puis le Mirage IV pour la mission nucléaire et ailleurs le Buccaneer, le Tornado, le F14 etc…

Avec le monde du numérique, le multiplexage a eu du mal à démarrer et au départ nous avons eu les Mirages 2000 biplaces pour le nucléaire et l’appui au sol. Un deuxième membre d’équipage dans un avion de combat c’est du carburant et des équipements en moins, ou tout simplement c’est un avion plus cher…

Missiles
Essais de déploiement d’une cible tractée a partir de l’avion étendard

Le Rafale n’a pas échappé à ce débat aussi bien pour la version navale embarquée (mais les contraintes du Porte-avions ont rapidement mis fin à la discussion) que dans l’Armée de l’Air qui a fini par commander une flotte mixte biplace/monoplace.

Si l’interface homme machine bien maîtrisé permet au Rafale aujourd’hui d’être le seul (?) avion réellement multi-missions et monoplace, il ne faut pas oublier qu’un avion de combat ne vole jamais (ou presque) tout seul: piloter et gérer son systèmes d’armes constitue déjà un ensemble de tâches plutôt dense dans certaines phases de vol quand tout est « nominal » et commander un dispositif (de 2, 4, 8, 12 avions ou plus) face à une situation complexe, prendre les bonnes décisions au bon moment reste un challenge bien lourd pour un cerveau isolé… et rapidement trop lourd quand la situation se dégrade (Pannes, menaces imprévues, changements d’objectifs, aggravation météo etc…).

Quel système d’armes pour les pilotes d’essais ?

Auteur/autrice : Henri de Waubert de Genlis

Henri de Waubert de Genlis est expert en aéronautique militaire ; les systèmes d'armes en particulier. Ancien officier de l'armée de l'air, il a été pilote d'essai sur Mirage F1 et Mirage 2000.

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